Google+ Le Plessis-Esmangard: Vinci dévoile son anatomie

vendredi 25 mai 2012

Vinci dévoile son anatomie

Vu sur liberation.fr

 Afin de percer les secrets du corps humain, le maître de la Renaissance a disséqué une vingtaine de cadavres : 87 de ses dessins sont présentés à Londres dans une exposition sans précédent.

Par VINCENT NOCE Envoyé spécial à Londres
Dans les années 1490 à Milan, Léonard de Vinci a schématisé le cerveau, figurant trois ventricules où se logent les quatre fonctions de l’intellect : la sensation, la mise en images, le jugement, la mémoire. Une organisation parfaite, à l’instar d’un monde créé par Dieu. Sur le même tracé où figure cette fantaisie sacrifiant aux croyances de son temps, le dessinateur séparait avec davantage de pertinence l’enveloppe du cerveau jusqu’à la pie-mère, membrane pourtant difficile à discerner à l’œil nu.
D’un côté, la foi d’une époque, imbibée de mythologie religieuse, toujours imprégnée des textes savants de l’Antiquité et des manuels qui continuaient d’en faire l’exégèse, sources que l’artiste consultait dans les bibliothèques des hôpitaux. De l’autre, le scalpel de son observation clinique. Entre les deux s’insère le crayon d’un des plus brillants dessinateurs de tous les temps.
Léonard a beaucoup pratiqué la dissection d’animaux, mais aussi d’hommes, dont il voulait tirer un traité d’anatomie. Il n’était pas seulement le génie artistique dont la réputation a gagné l’Europe de son vivant. Grâce aux milliers de pages qu’il a griffonnées, nous avons également idée de ses dons d’architecte et d’ingénieur, imaginant, avec plus ou moins de bonheur, un pont sur le Bosphore, un sous-marin, un char d’assaut ou un hélicoptère. De ses talents de musicien, qui avaient aidé à son introduction à la cour de Milan, pratiquement rien ne nous est parvenu. Quant à cette confrontation avec la biologie, elle est restée méconnue.

Une chèvre, un chien ou les corps des suppliciés

Martin Clayton a voulu la réhabiliter dans une exposition qui vient d’ouvrir à Buckingham Palace, à Londres, la plus importante jamais consacrée à ce sujet (1). Conservateur du cabinet graphique de la reine, il a accès à la plus riche collection de dessins de Léonard, dont il a extrait 87 planches anatomiques, la moitié de celles ayant survécu. «En dehors d’un petit cercle d’intimes de l’artiste, explique l’expert (2), p ersonne n’avait connaissance de cette œuvre scientifique, restée enfouie pendant des siècles. On a classé Léonard comme l’archétype de l’homme de la Renaissance», formule assez vague pour évoquer un touche-à-tout. «Il serait très surpris de cette image, écrit Martin Clayton. A certaines périodes, ses recherches scientifiques étaient essentielles à ses yeux, elles constituaient la majeure partie de son activité, alors qu’il reprenait de temps à autre des tableaux entamés depuis longtemps. Vinci a exploré la géologie, la botanique, l’hydromécanique ou l’optique, mais l’anatomie a pris la plus grande place.»
Comme toute cette génération, Léonard a approché l’anatomie pour mieux répondre à son art. Les élèves étaient incités à étudier le corps pour le reproduire.Ils se contentaient souvent d’examiner une chèvre ou un chien, dont la morphologie était considérée comme semblable à celle d’un homme, toutes proportions gardées. Les corps humains, souvent ceux des suppliciés, étaient plus difficiles à obtenir. Pollaiuolo et Donatello étaient réputés être les premiers à en avoir dépecé un, au XVe siècle, pour améliorer la maîtrise du nu. L’Eglise autorisait cette pratique, que le pape a légitimée par une bulle en 1482. L’amphithéâtre d’anatomie faisait la fierté de la faculté de Padoue. Raphaël et Michel-Ange y ont eu recours, ce dernier très longuement avec le projet de publier un traité à l’usage des artistes.
De vingt-cinq ans son aîné, Léonard avait pu voir ses premières dissections dans l’atelier de Verrocchio, où il avait réalisé son apprentissage. Il s’était fait la main sur des animaux, poussant la curiosité jusqu’à détailler une patte d’ours. Quand, devenu célèbre, il eut le loisir de passer au corps humain, il brillait par son ingéniosité. En 1489, il a sectionné un crâne, mettant ainsi au jour les sinus, alors inconnus. L’idée d’une telle coupe lui était venue des dessins d’architecture. Il a numéroté correctement les dents, un sujet alors soumis à contestation : certains refusaient d’admettre que les femmes puissent avoir la même dentition que les hommes ou le même nombre de côtes, car cela contredisait le récit biblique. Mais, selon les termes même de Vinci, la science était au poste de commandement et la pratique formait sa troupe. Donnant ainsi le primat à l’observation et à l’expérimentation sur tout présupposé - d’ordre religieux, idéologique ou magique -, il devançait la science moderne de plusieurs siècles.

L’origine du souffle spirituel

Comme le fait remarquer Carmen Bambach, responsable du dessin au Metropolitan Museum de New York, les artistes de l’époque se livraient à un examen superficiel des muscles afin de restituer les mouvements corporels dans la peinture ou la sculpture. Léonard, lui, voulait aller plus loin, chercher l’origine du souffle spirituel qui distingue l’homme de l’animal. La quête ne pouvait aboutir, mais elle a mobilisé ses remarquables facultés d’observation et lui a permis de multiplier les découvertes.
L’hiver 1507-1508, il obtint la dépouille d’un centenaire aux derniers jours duquel il avait assisté à l’hôpital de Florence. Etonné du décès de ce bon vivant et de sa longévité, il voulut trouver «les causes d’une mort si douce». En comparant les organes à ceux d’un enfant, il nota le rétrécissement et le durcissement des artères coronaires, devenant ainsi «le premier à poser un diagnostic clair de l’athérosclérose», selon les mots de Clayton. Léonard décrivait aussi un foie «desséché et comme congelé, à la couleur et à la substance brûlée», présentant tous les signes d’une cirrhose.
Deux ans plus tard, il eut la chance de se lier au professeur d’anatomie de l’université de Pavie, Marcantonio della Torre, qui lui facilita l’accès à des cadavres, lui ouvrant une période fiévreuse d’activité. Cet hiver-là, il réalisa une vingtaine de dissections. La précision de ses remarques et dessins est étonnante compte tenu des conditions d’intervention. Les amas plus ou moins abîmés, dégoulinants et puants qui s’offraient à son regard n’avaient rien à voir avec les jolies reconstitutions colorées des salles de classe qui parsèment l’exposition. Cherchant à saisir le corps en mouvement, Léonard a étudié la structure du squelette et la musculature de manière à pouvoir expliquer des rotations et des torsions jusqu’alors mal comprises. Il eut aussi l’intuition d’injecter de la cire dans un crâne pour observer le cerveau, une masse molle qui se dérobait alors à l’examen. Il a été le premier à décrire l’anatomie d’un fœtus, qu’il a reproduit dans une coque imaginaire. Dans un coin de la feuille, il a tracé un petit croquis émouvant de son profil, affublé de ce petit nez retroussé qu’il donnait au petit Jésus dans ses peintures.

Un cœur en verre

«D’ici à l’hiver 1510, je vais pouvoir achever le traité d’anatomie», écrivait-il : s’il y a bien un point sur lequel il ne fallait jamais le croire, c’est quand il annonçait qu’il allait terminer un ouvrage (cela valait aussi pour sa peinture). Les événements ne l’ont pas aidé, l’Italie du Nord sombrant dans les guerres et les épidémies et la peste emportant son ami de la faculté. Retiré à la campagne chez son assistant et très jeune amant, Francesco Melzi, Vinci a dû se contenter d’autopsier des animaux, se penchant sur des ailes d’oiseau pour mieux comprendre le vol, examinant le cœur de bœuf pour en comprendre le fonctionnement. Il reproduisit alors avec précision les ventricules et valvules, réalisant un modèle de cœur en verre dans lequel il faisait passer de l’eau mêlée à de l’herbe pour décrire le vortex qui se forme lors du passage du sang dans l’aorte. «Léonard est parvenu à une compréhension presque parfaite de la physiologie du cœur. Mais sur des questions comme la circulation du sang et du fonctionnement des valves, il se heurtait à la pensée de l’époque, qui faisait du cœur une machine brassant le sang pour produire la chaleur et le souffle vital. Incapable de surmonter cette contradiction, il aboutit à une impasse», écrit le conservateur de la reine.
Cette œuvre n’a pas été publiée. A sa mort, à 67 ans, le 2 mai 1519 en France, Léonard a légué la majorité de ses biens à Melzi. Après avoir vendu les tableaux à François Ier pour une petite fortune (dont la Joconde), le jeune homme est reparti en Italie avec une masse de documents sans rime ni raison : des milliers de feuilles couvertes de croquis, de digressions et de notules cryptiques, sautant d’un sujet à l’autre, difficilement intelligibles. Martin Clayton souligne ainsi les problèmes de traduction auxquels il s’est heurté. Dans nombre de cas, Vinci a dû numéroter des osselets ou des petits muscles, pour lesquels aucun vocabulaire n’existait. Autodidacte, gaucher et dyslexique, il avait adopté une écriture heurtée, truffée de formes irrégulières, dite «spéculaire», posée à l’envers, de droite à gauche, dont les caractères peuvent se déchiffrer dans un miroir. Aucune volonté de cryptage dans cette méthode qui lui était, simplement, plus facile.
Melzi et son fils ont dispersé la collection de dessins, dont la part la plus importante s’est retrouvée chez le roi d’Angleterre, après maintes tribulations à travers l’Europe. Jusqu’au XXe siècle, personne ne s’est plongé dans ces documents restés dans l’ombre des dessins artistiques. Ironie de l’histoire : entre-temps, les découvertes de Léonard avaient perdu de leur intérêt scientifique, d’autres savants plus en vue les ayant faites à leur tour. Ainsi Andreas Vesalius. Professeur à Padoue lié à Titien, il a fait réaliser ses planches par l’un de ses élèves. Mais il les a publiées, lui, à la différence de Léonard. La Fabrique du corps humain, ouvrage paru en 1543 à Bâle, lui vaut d’être considéré comme le père de l’anatomie.

(1) Jusqu’au 7 octobre. Catalogue par Martin Clayton et Ron Philo. http://www.royalcollection.org.uk/exhibitions/leonardo-da-vinci-anatomist
(2) Coauteur de «Leonardo da Vinci, The Mechanics of Man», Royal Collection Publications, 2010.

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